Quatre-vingt-dix minutes

En bas de l’appartement habite le propriétaire. Il gare sa voiture dans un long couloir derrière un portail vert gardé jour et nuit par un jeune khmer, la nuit on fait en sorte de ne pas le réveiller… Le proprio a un ventre gros comme son portefeuille, la journée il relève sa chemise et laisse à l’air son centre du monde. Il a une famille, ainsi qu’une bonne à tout faire. Cette jeune Cosette, je ne saurais lui donner un âge, disons entre 18 et 22 ans. Son visage n’a pas de joie, elle brosse, lave, cuisine, je la sens triste et il y a de quoi. Lui possède un gros quatre-quatre qu’elle astique, un Lexus qui n’a jamais vu la moindre flaque de boue, encore moins les chemins de terre. C’est ainsi, l’appart du bas  possède un sens interdit, on n’approche pas, on ne fait que passer et régler le loyer. La bonne ne semble pas connaître les courants d’air pourtant ils circulent dans ce couloir.

Il n’y a pas une réalité mais que des nuances affichées ou cachées, étouffées ou proclamées, rien n’est vraiment comme on le pense et on se méprendrait à vouloir affirmer haut et fort qu’untel est comme ça, que le monde est ainsi. Non, le vent ne souffle jamais de la même manière, il peut contourner à sa guise les contours dessinés par notre orgueil.

Sopheak et Pov ne le savent pas mais sur eux ce vent s’est posé, il les a entouré silencieusement. Ils ne s’en doutent pas mais leurs vies a changé soudainement, ils sont passé d’un rythme d’orphelins à celui de musiciens, les deux se conjuguent aujourd’hui grâce à dame Fortune, celle qui comme le Tarot l’indique signifie que la « roue tourne », que la vie est ainsi et pas autrement. Qu’un jour celui qui est en haut se retrouve en bas.

Patrick Kersalé fait partie du vent, jamais là on où pourrait l’attendre, un jour dans les contrées de Katmandou un autre en Afrique, aujourd’hui à Phnom Penh, demain… Son sourire ne le dit pas, mais ses yeux le savent. A l’entendre on ne sait pas vraiment ce qu’il fait et pourquoi, on y lit bien son enthousiasme, son amour pour le savoir et sa transmission, mais au contact de l’homme ces préjugés s’effacent et laissent une trace de pas dans un chemin de terre rouge. Patrick est ethnomusicologue. Je l’ai rencontré peu de temps après mon arrivée à Phnom Penh. J’ai découvert un homme passionné et discret, un trait de caractère commun aux êtres hors du commun. Dernièrement il a étudié les bas-reliefs d’Angkor, y a relevé les scènes où les instruments étaient présents et s’est mis à imaginer un scénario où l’instrumentarium serait reconstitué pour dire aux enfants du Royaume que le vent souffle de la même manière depuis des siècles, qu’il suffit d’ouvrir son cœur et de vivre la rencontre, celle de la musique et de l’homme par-delà les frontières, que celle-ci grave l’Histoire ici et là, qu’à Phnom Penh on n’échappe pas à cette règle.

Sopheak et Pov vivent à l’orphelinat de Kien Kleang, tous deux sont de jeunes adolescents qui possèdent ce don de faire de la musique, d’en comprendre les arcanes sonores. La rencontre avec Patrick a été déterminante ; Patrick ayant reconstitué les instruments il avait besoin de musiciens et naturellement ces deux poulbots se sont révélé êtres de belles âmes sensibles, prêtes à relever de nombreux défis. Avant-hier soir, à l’Institut français de Phnom Penh Patrick tenait conférence en présence d’un auditoire majoritairement khmer et la venue d’un membre du gouvernement a donné à l’instant une solennité certaine.

J’ai posé ma moto au parking, ici on « confie » sa moto, un chargé du parking vous agrafe un ticket à la branche du rétro et vous la gare en toute sécurité. Le boss qui tient ce petit métier attendait le client en remuant le bras droit d’une manière qui ne m’a pas laissé indifférent, un geste que je connais bien. Une fois la moto garée je lui dis « pétanque ? », yes ! Une petite discussion en anglais gascon, en français et en khmer nous a permis de nous comprendre, de dire les mots « carreaux », « Obut-JB », « cochonnet »… J’ai compris qu’il faisait partie d’un club au stade olympique et en souriant je me suis dirigé vers la foule.

Nos petits gavroches derrière le rideau rouge, Patrick au micro, les instruments au milieu de la scène et quatre-vingt-dix minutes où images, explications, dialogues avec le public se sont enchaîné, illustrés par les interventions musicales de nos jeunes artistes. Cet événement sera imprimé, diffusé sur les chaînes de télé, sur les radios. Sopheak et Pov seront des vedettes à Kien Kleang et dans leurs villages. Quatre-vingt-dix minutes déposées par le vent, pour que demain les destins s’amusent à nous perdre. Qu’il en est ainsi et que c’est bon de s’y soumettre humblement, d’aimer le jeu de la vie et d’y participer. « Chico » le sait bien, lui l’ami des amis, mais c’est une autre histoire…sop

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