Les petits rubans noirs

    J’ai quitté l’appartement en ce début d’après-midi sans vraiment savoir ce que j’allais faire, j’avais seulement l’intention de poser mon regard derrière l’objectif, de coller à mes oreilles mon walkman et de me perdre dans les rues de Phnom Penh. Une vieille habitude qui ne me quitte pas, que ce soit à Venise où ici, l’art de se perdre est certainement le meilleur moyen de se retrouver, de se convertir au temps qui passe, de le laisser faire son job sans d’autre motif que celui de lui obéir. D’ailleurs j’aurais dû en faire mon métier : ouvrier du temps.

   Me voici boulevard Sothearos. La vue d’une longue file de tuk tuk me dit qu’il se passe quelque chose de différent, puis sur ma gauche une traînée pourpre et safran, écharpe de moines filant vers le palais. L’avenue est un lieu de rassemblement où les marchands étalent lotus, encens et où une foule blanche et noire emboîte le pas des moines.

   J’écouterai Charlie Parker une prochaine fois, un peu à regret car lui seul sait élever le temps comme personne, Bird était certainement connecté au-delà du plancher des vaches, ce qui lui a valu un séjour de six mois à l’hôpital psychiatrique de Camarillo et un titre magnifique « Relaxin’ at Camarillo » . Pour l’instant c’est un petit groupe de jeunes khmers qui m’interpellent, « hello !». Pas trop compliqué pour moi d’y répondre à mon tour. Mon anglais gascon se limitant à un usage faisant plus appel à la mémoire qu’à mes études, je n’hésite pas à me joindre à eux. Ils me demandent ce que je fais là… Je les regarde et leur réponds « je viens avec vous ! ».

    Tout en leur expliquant d’où je viens, ce que je fais ici au Cambodge, que ma femme et ma fille vivent à Phnom Penh pour deux ans, nous voici arrivés sur la place du Palais. « See you later ! » et hop me voici au milieu d’un théâtre, entre fumée d’encens et portraits du roi.

 

    Depuis le 15 octobre 2012 à 2 h du matin à Pékin, Norodom Sihanouk a échangé son royaume pour celui de l’au-delà, je comprends pourquoi voilà quelques jours des petits rubans noirs ont fait leur apparition.

    Je ne résiste pas à la tentation d’écouter l’album « Confirmation » du Bird, et de devenir un spectateur derrière l’objectif. Ce qui me marque en premier c’est la beauté des gens, des anciens. Leurs habits sont légers et blanc, je remarque des écharpes magnifiques sur les épaules. Leurs toilettes soignées donnent à leur regard une intensité rare, ils sont venus pour rendre hommage à leur roi, à Norodom Sihanouk.

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    C’est tout un peuple qui s’est réuni et pas une bousculade, pas un énervement. Seulement le respect et le recueillement. Sur les trottoirs on brûle les bâtons d’encens au milieu des lotus, on élève les mains vers le visage comme vers le ciel en attendant que la lune vienne révéler les présages attendus. Des oiseaux sont vendus et lâchés aussitôt. A même le pavé des groupes se sont formés et prient leur roi. Les enfants suivent et s’amusent. Un petit-fils guide sa grand-mère dans la foule, un moine est incommodé par la fumée. J’apprendrais bientôt que nous étions 100 000 sur la place dont 6 000 moines.

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Charlie Parker est né deux ans avant Norodom mais il nous a quittés le 12 mars 1955. Il meurt à New York chez une baronne à l’âge de 34 ans. Toujours en mars 1955, Sihanouk créé la surprise en abandonnant sa couronne au profit de son père Norodom Suramarit afin de mieux se consacrer à la politique. En avril de la même année, il participe à la conférence de Bandung avec Tito, Nasser, Nehru et Soekarno. Cette conférence débouchera sur la création en 1961 du Mouvement des pays non-alignés. En 1960, à la mort de son père, il ne reprend pas sa place de roi, mais celle de chef de l’Etat et laisse le trône vacant, l’institution monarchique s’incarne alors dans la personne de la reine mère Kossamak.

    Bird lui laisse un héritage nommé Bebop.

    Voilà bien trois heures que je circule sur cette place à photographier, à prendre aussi du son à l’aide de mon walkman, à échanger quelques paroles avec les gens, à les remercier pour la photo…

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    Au-dessus du Toné Sap de discrets éclairs s’annoncent et disparaissent, le ciel s’offre une palette où gris et bleus se mélangent. Le temps souffle et tire sa révérence dans un coucher de soleil, poussière et flammes y dansent pour mieux l’accompagner.

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   Alors que la nuit s’invite, le palais s’illumine au son des incantations. Le quai Sisowath est un fleuve qui charrie tuk tuk, motos et autres véhicules. Des milliers de gens continuent d’affluer, les odeurs portées par l’instant ouvrent l’appétit, les cantines ambulantes s’activent et la vie se poursuit alors que déjà tout là-haut la lune brille.

 

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    Il va pleuvoir sur Phnom Penh c’est le vent qui le dit. « Just friends » règle mon pas et je m’éloigne petit à petit. J’ai l’impression de quitter une maison où une fête était donnée, d’avoir dit au-revoir à mes amis et de rentrer dans l’encre de la nuit. Mais au fond de mon cœur retentit cette mélancolie, les ombres caressent mon esprit, apaisent mon âme après ce ressac tourmenté. Alors je remercie ces heures, la grâce d’un moment unique où la tendresse sur un fil tendu équilibre nos vies. Je repense à cette femme qui tout à l’heure vendait les oiseaux, je revois son visage et j’imagine s’envoler bien plus que de petites ailes mais un sourire, celui du Cambodge.

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